La série du siècle (Partie 2)

La surprise du chef

Game 1

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we-lost22 septembre 1972 : le duel est sur le point de débuter, et le Forum s’est paré de ses plus beaux atours. Près de 19 000 spectateurs emplissent les gradins, tous acquis à la cause de leurs favoris. Les hymnes des deux nations résonnent dans la patinoire et le Premier ministre, Pierre Elliott-Trudeau, donne le coup d’envoi. Tout semble se passer comme prévu lorsque, après seulement trente secondes de jeu, Phil Esposito récupère un rebond consécutif à un tir de Frank Mahovlich pour ouvrir le score. La légende veut qu’après cette entame tonitruante, un supporter canadien posté juste derrière le banc soviétique, ait clamé : « Existe-t-il une règle pour arrêter le match après dix buts dans les compétitions internationales ? », saillie accompagnée par le rire de fans en délire.

Seulement six minutes plus tard, Paul Henderson double la mise. La machine est lancée et l’on se dirige vers une promenade de santé canadienne. Pourtant, à la surprise générale, les Rouges se désinhibent peu à peu et reviennent progressivement dans la partie. Ils réduisent dans un premier temps l’écart par l’intermédiaire d’Evgeny Zimin, avant d’égaliser sur un but de Vladimir Petrov en infériorité numérique. A la stupeur générale, le score est de deux buts partout à la fin du premier tiers. Phil Esposito déclare durant la pause : « On a de sérieux problèmes. Ces gars peuvent vraiment jouer. Ceux qui les ont supervisé devraient être trucidés », pendant que Paul Henderson fait lui aussi part de ses doutes à ses coéquipiers : « Cela va être une très, très longue série ». Il ne croit pas si bien dire.

Durant la deuxième période, les Soviétiques font merveille en s’appuyant sur leur jeu collectif et leur rapidité d’exécution. Ils rajoutent deux buts, inscrits par leur attaquant le plus talentueux, l’ailier gauche de poche Valery Kharlamov. Les Canadiens ne s’en remettront pas : malgré une réalisation de Bobby Clarke en début de troisième tiers, ils encaissent trois buts supplémentaires, surclassés dans tous les compartiments du jeu par des Russes virevoltant sur la glace. 7-3, le camouflet est terrible, et inacceptable pour les stars de la NHL, qui, oubliant les règles primaires de bienséance et de sportivité, rentrent au vestiaire sans saluer leurs bourreaux, laissant ces derniers exulter, devant les yeux d’une foule médusée.

Le pays se réveille avec une sérieuse gueule de bois. Les médias et tout le peuple sont sous le choc, ne parvenant pas à expliquer ce qui s’apparente à un cauchemar. Comment des professionnels de la prestigieuse Ligue Nationale, représentants du pays du hockey-roi, ont-ils pu perdre face à de modestes amateurs – qui sont en réalité bien plus que cela ? L’entraîneur canadien, Harry Sinden, analyse la défaite : « Nous sommes assommés, véritablement abasourdis. C’est dû à la manière avec laquelle ils ont gagné. Avec vitesse, finesse, des charges solides, un gardien incroyable, et par-dessus tout, l’esprit d’équipe. Ils sont bons. Bons à quel point, reste à le savoir. Il y a encore sept matches à disputer, mais c’est une vraie compétition maintenant ». La confiance a changé de camp et l’on s’achemine désormais vers une série passionnante, à l’issue des plus incertaines.

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Game 2

Serge Savard
Serge Savard

La deuxième rencontre doit avoir lieu à Toronto, au Maple Leafs Garden, deux jours plus tard. Le Canada, meurtri dans sa chair, n’a pas le droit à l’erreur, et se doit de remettre les pendules à l’heure. Pour ce faire, Harry Sinden décide de remanier son équipe en profondeur : les lignes d’attaques sont modifiées, avec pour objectif d’associer autant que possible les joueurs évoluant dans le même club. Trois paires défensives sont retenues, au lieu des cinq initiales (avec l‘introduction notable de Serge Savard dans la rotation), et Tony Esposito prend la place de Dryden dans les cages.

Les bénéfices de ces changements se font rapidement ressentir sur la glace : les Canadiens abordent la rencontre bien plus concentrés, faisant preuve d’une envie et d’une abnégation supérieures par rapport au premier match. Cela n’échappe pas à l’ailier russe Boris Mikhailov, qui se souvient : « Un joueur de hockey sent les choses en observant son adversaire. Je me souviens scruter leurs yeux à Toronto, et y voir plus de feu et d’intensité. » A l’issue la première période, le score est pourtant nul et vierge.

Cependant, les Soviétiques sont mis en difficulté et multiplient les indisciplines. Sur une supériorité numérique, aux abords de la mi-match, Phil Esposito ouvre le score. Dès le début du troisième tiers, il est imité par Yvan « The Roadrunner » Cournoyer, qui double la mise dans les mêmes conditions (après une méconduite de Kharlamov, qui prend dix minutes pour avoir bousculé un arbitre). Quelques minutes plus tard pourtant, Alexander Yakushev jette un froid dans l’enceinte en réduisant l’écart. Le même scénario qu’à Montréal pourrait-il se reproduire ? Vingt-et-une secondes après, Pat Stapleton est envoyé deux minutes en prison pour un hooking. La foule retient son souffle. Le bloc canadien fait front devant la cage d’Esposito, et sur une récupération, Peter Mahovlich part en contre, feinte un slapshot à la bleue et élimine le dernier défenseur Evegeny Paliadev, avant de crucifier Tretiak d’un magnifique revers. C’est le tournant du match. Les Soviétiques ne reviendront plus, et encaissent même un dernier but, œuvre de l’autre frère Mahovlich, Frank, parfaitement servi par Stan Mikita.

Le peuple peut respirer, mais ses protégés n’ont malgré tout pas paru totalement maîtres de leur sujet, empochant la victoire principalement grâce à leur rigueur et à l’impact physique injecté dans la rencontre, ne survolant pas les débats dans le jeu à proprement parler. Les officiels soviétiques font d’ailleurs entendre leur mécontentement envers les arbitres américains à la fin du match, le président de la fédération, Andrei Starovoitov, les accusant « d’avoir laissé les Canadiens jouer comme une bande de barbares », allant jusqu’à casser des chaises dans leur vestiaire…

Du côté canadien, ce succès est un profond soulagement. Harry Sinden ne se laisse cependant pas éblouir par cette victoire, plus que jamais conscient de la qualité de ses opposants, et lance à ses troupes : « Appréciez la victoire, mais gardez les pieds sur terre. Il nous reste six matches à jouer. Appréciez ce soir, savourez-le, mais il nous reste des rencontres périlleuses à jouer ! »
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Game 3

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canada2

Pour la troisième manche, direction l’Ouest du Canada et la ville de Winnipeg, dans une ambiance quelque peu délétère. En effet, cette région du pays regrette d’avoir été laissé de côté par les pontes de la NHL lors des précédentes expansions (seul Vancouver a fait son entrée dans la ligue), et ne comprend toujours pas comment l’enfant prodigue de la ville et du club des Jets, Bobby Hull, a pu se voir refuser sa participation à la série. Ainsi, certains journaux locaux n’hésitent pas à désigner le Team Canada comme le « Team US-NHL »… Toutefois, la veille de la rencontre, l’actualité internationale prend le dessus sur le hockey : à Munich, où se déroulent les Jeux olympiques d’été, un commando terroriste palestinien du nom de Septembre Noir a pris l’équipe de lutte israélienne en otage. La tentative de libération par les autorités allemandes est un fiasco : onze athlètes et un policier trouvent la mort, le monde entier est sous le choc…

Outre-Atlantique, la vie poursuit son cours, et Sinden, satisfait du déroulement du deuxième match, choisi de garder sensiblement la même formation, laissant Tony Esposito dans les buts. L’entraîneur russe Bobrov de son côté, opte pour quelques modifications, en choisissant notamment d’inclure dans sa rotation la « Kid line », composée d’Alexander Bodunov, de Vyacheslav Anisin et de Yuri Lebedev, trois gamins qui faisaient partie l’année précédente de l’équipe junior soviétique, vainqueur des mondiaux universitaires de Lake Placid.

La partie est entamée tambour battant, et ce sont les Canadiens qui prennent le jeu à leur compte. Ils sont récompensés au bout de tout juste deux minutes, lorsque Jean-Paul Parisse ouvre la marque. Les Soviétiques égalisent dans la foulée, mais les hommes à la feuille d’érable poursuivent leur forcing, et reprennent l’avantage juste avant la fin de la période, sur une réalisation de Ratelle. En début de deuxième tiers, Esposito donne le break aux siens, d‘un superbe slap. Deux buts d’avance, ou une histoire de déjà-vu… Quelques minutes plus tard, alors que les rouges sont en infériorité numérique, Kharlamov récupère un palet le long de la bande, donne le tournis et efface Brad Park, avant de gagner son duel face à Esposito. Les Canadiens pensent le signe indien vaincu lorsque Henderson redonne une avance de deux buts aux siens, à sept minutes du terme de la période. C’est sans compter sur la »Kid line », qui entre en scène et met le feu sur la glace : en deux minutes, ils ramènent leur formation dans le match, tout d’abord par l’intermédiaire de Lebedev, qui suit bien un rebond laissé par Esposito, puis grâce à Alexander Bodunov, qui à la réception d’une passe d’Anisin, tire et trouve la lucarne du portier canadien. 4-4, plus rien ne sera marqué durant le dernier tiers, les locaux butant sur un Tretiak, manchot présumé, en état de grâce, auteur de trente-quatre arrêts au cours de la rencontre (contre vingt-et-un à Esposito), et élu pour la seconde fois consécutive homme du match. Les Canadiens ont dominé, ont pris l’avantage, eut les opportunités de l’emporter, mais ont une nouvelle fois failli, rejoints par des Russes au collectif soudé, au moral en acier trempé, portés par un gardien de vingt ans hors du commun…

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Game 4

Harry Sinden
Harry Sinden

La dernière escale de ce périple au pays du hockey se déroule à Vancouver, où les Canadiens n’ont d’autre choix que de remporter la rencontre, au risque de s’exposer à une cruelle désillusion à Moscou. Dryden se voit donner une seconde chance dans les cages, alors que Savard est absent, blessé au cuir chevelu. Mais l’accueil réservé par les fans canadiens se révèle glacial. Il l’est encore davantage au terme de la première période, au cours de laquelle les Soviétiques prennent un avantage de deux buts, marqués par Boris Mikhailov en supériorité numérique. Les locaux remportent le deuxième tiers 2-1, mais c’est un mirage : ils ne peuvent faire illusion face à des adversaires qui les outre dominent dans tous les secteurs du jeu. La messe est dite depuis longtemps, et malgré un ultime sursaut d’orgueil canadien durant la dernière période, la partie se termine sur le score de 5-3. Un succès sans contestation possible, qui fait dire au coach Sinden : « Nous ne sommes jamais entrés dans le match. Ils ont juste pris le contrôle, et malgré tous nos efforts, nous avons peu à peu sombré au fil de la rencontre ». Cette nouvelle humiliation ne plait que modérément à la foule, qui accompagne la sortie de ses joueurs d’une bronca monumentale, assortie de jets de projectiles en tout genre sur la glace. C’est le moment que choisit Phil Esposito pour réagir. Devant le tollé réservé à l’équipe canadienne, il laisse éclater sa colère, encore en sueur, devant les caméras de télévision : « Je voudrais dire au gens à travers tout le Canada que nous avons essayé, nous avons donné le meilleur de nous-mêmes, et pour les gens qui nous ont hué, je suis vraiment, tous les gars sont vraiment accablés, et nous sommes déçus par certaines personnes… On ne comprend pas la mauvaise presse que l’on nous fait, les sifflets que l’on reçoit dans nos propres patinoires. Si les Russes huent leurs joueurs, alors je reviendrais et je m’excuserais auprès de chaque Canadien, mais je ne crois pas qu’ils le feront. Je suis vraiment déçu. […] Chacun de ces gars, trente-cinq gars qui sont venus jouer pour le Team Canada, nous l’avons fait parce que nous aimons notre pays, et pas pour une autre raison. Ils peuvent jeter l’argent de leur retraite par-dessus la vitre, ils peuvent jeter ce qu’ils veulent par-dessus la vitre, nous sommes venus parce que nous aimons le Canada ».

Les joueurs canadiens rentrent abattus à leur chambre d’hôtel, pendant que les Soviétiques sabrent le champagne dans les clubs de Vancouver.

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La tournée canadienne s’achève ainsi sur une surprise monumentale : après quatre matchs, les Soviétiques mènent la série (2-1-1), avant de recevoir à quatre reprises à domicile. Revigorés par la diatribe d’Esposito, il reste quinze jours aux Canadiens pour se préparer à l’affrontement en terre hostile communiste, et éviter au pays de perdre tout ce qui fait son honneur, sa gloire, sa plus grande fierté : son hockey sur glace, ce qui est tout simplement inconcevable.

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Vidéo

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Phil Esposito s’adressant à la patrie

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