Lindbergh, l’étoile filante

« Faire sauter la gourde » n'aurait jamais été possible pour les attaquants sans Pelle Lindbergh ! Le Suédois fut en effet le premier à poser sa gourde au-dessus du filet en condition de match, pratique adoptée depuis par les gardiens du monde entier.

« Faire sauter la gourde » n'aurait jamais été possible pour les attaquants sans Pelle Lindbergh ! Le Suédois fut en effet le premier à poser sa gourde au-dessus du filet en condition de match, pratique adoptée depuis par les gardiens du monde entier.

Il y a 25 ans, Pelle Lindbergh, gardien de Philadelphie et tenant du Trophée Vézina, trouvait la mort au volant de sa voiture de sport sur une route du New Jersey. Retour sur l’histoire d’un joueur dont le souvenir ravive encore de profonds regrets chez les fans des Flyers.

10 novembre 1985, 5h41 du matin. Somerdale, petite bourgade de 6 000 âmes enfouie au fin fond du New Jersey, dort d’un sommeil de plomb, sous le regard d’une lune prémonitoire, courbée comme une faucille. Nous sommes au cœur de l’automne et l’aube dominicale n’a pas encore percé. Soudain, un vrombissement déchire l’obscurité. Un frisson soulève les paupières des platanes assoupis et échaude les charnières des volets imprimés sur les façades de pavillons ordonnancés à l’américaine. Depuis le haut de West Somerdale Road, une torpille rouge fend la douceur nocturne en dévorant l’asphalte. Au croisement avec Ogg Avenue se niche une épingle vicieuse, sur la droite. Un bruit violent et sourd, puis, de nouveau, un silence épais. Au pied du muret surplombé par l’école élémentaire en briques rouges gît la carcasse d’une Porsche 930 Turbo.

Le côté gauche du bolide, concassé, laisse craindre le pire. Les secours interviennent rapidement et parviennent à extraire deux passagers qui s’étaient serrés sur le siège baquet droit. Sérieusement blessés, ils survivront. La mission se révèle plus compliquée pour le pilote. Celui-ci est pris au piège de métal et il faut plus d’un quart d’heure pour l’en délivrer. Entre-temps, le cœur s’est arrêté de battre. Un défibrillateur l’aide à repartir, mais il est déjà trop tard. Lorsqu’il franchit les portes de l’hôpital John. F. Kennedy de Stratford, l’homme se trouve en état de mort cérébrale. Deux jours plus tard, l’assistance respiratoire est débranchée après que la famille a autorisé un prélèvement d’organes. Pelle Lindbergh, gardien étoile des Flyers, vient d’effectuer son dernier sauvetage.

La vie à 200 à l’heure

Cette disparition brutale met le microcosme du hockey et la ville de Philadelphie en émoi. Surviennent rapidement les premières questions à propos de l’accident. Les témoignages du voisinage corroborent la funeste certitude qui émane des photos du crash : Lindbergh roulait vite, bien trop vite. Personne n’est vraiment surpris. Le Suédois cultivait une liaison dangereuse avec la vitesse. L’été précédent, il s’était, comme tous les ans, ressourcé en Europe. Au retour, figurait dans ses bagages la fameuse Porsche rouge, customisée et payée à prix d’or, sa fierté. A son bord, il aimait franchir les limites. « C’est ça, la vie ! », lançait l’insouciant à ceux qui sortaient livides d’un tour de funambule en sa compagnie. Ses proches avaient multiplié les rappels à l’ordre, en vain.

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La police divulgue au même moment son rapport. Un autre élément éclaire le drame. A l’instant de l’impact, Lindbergh affichait un taux d’alcoolémie plus de deux fois supérieur à la limite autorisée dans l’État du New Jersey. Si l’on en croit son entourage, le garçon n’était, de ce côté, pas coutumier du fait. Ce samedi, il s’est toutefois laissé emporter par la frénésie d’une soirée avec ses coéquipiers. Après plusieurs tournées partagées autour d’un premier comptoir, la fête s’étire au Coliseum After Dark, le bar du centre d’entraînement de l’équipe. Les Flyers viennent de battre Boston et d’enregistrer une 10e victoire consécutive. En tête de la Ligue, ce groupe jeune et talentueux forge une ambition majuscule. Solidifier l’humain dans les effluves du houblon fait partie du rituel.

Ainsi, quand il embarque dans son bolide sur les coups de 5h30, Pelle Lindbergh ne peut avoir conscience du danger. Il décèle l’admiration dans les regards hypnotisés par le carmin de sa Porsche ou la chevelure or de Kerstin, sa fiancée. Il est révéré de tous pour sa jovialité et son charisme. Il évolue dans une franchise sertie de promesses qui vient de lui proposer un nouveau contrat massif. A 26 ans, il est le meilleur gardien de hockey du monde. « Fast and furious ». Sa réussite et sa jeunesse le rendent tout simplement immortel. « Nous n’arrêtions pas de lui dire de conduire moins vite. Mais je suppose que lorsque vous êtes jeune, fort et plein de vie, vous pensez que vous êtes invincible. Rien ne semble pouvoir vous arriver », dira Bobby Clarke, jeune GM sincèrement peiné mais également fort embarrassé par les circonstances de la tragédie. Excès de vitesse + alcool + mise en danger de la vie d’autrui. Ce fâcheux cocktail fissure l’image du champion modèle et place la direction des Flyers sur des charbons ardents. Plus personne ne portera son numéro 31 à Philadelphie. Il ne sera, pour autant, jamais officiellement retiré.

Stairway to heaven

Avant cette maudite nuit de novembre, l’histoire de Per-Eric Lindbergh s’écrit à l’idéal, telle une joyeuse fable contemporaine dont le fil se déroule harmonieusement, de façon presque irritante. Comme de nombreux gamins suédois, Pelle, installé avec sa famille aux abords de Stockholm, découvre le hockey très tôt. Pas très grand mais véloce, il choisit le poste de gardien et dévoile des prédispositions au-dessus de la moyenne. Pour ses entraîneurs, c’est une évidence : ce môme possède un truc en plus. Et cela tombe bien, car il prend la chose très au sérieux. Adolescent, il martèle à qui veut l’entendre qu’il souhaite devenir professionnel, et rien d’autre. Les pages de ses cahiers de collégien demeurent les témoins de cette détermination.

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Dans les années 70, NHL rime alors avec lointaine, au propre comme au figuré, pour un jeune Européen. Les exploits des héros d’outre-Atlantique traversent néanmoins l’océan et façonnent son imaginaire. Il jette son dévolu sur les « Broad Street Bullies », l’équipe mythique de Phily. Forcément, Bernie Parent sera son idole. Sur les vieux clichés exhumés où il apparaît avec le maillot de son club formateur, Hammarby, un détail interpelle : ce petit logo des Flyers rajouté sur la partie supérieure du masque. Coïncidence heureuse, sa franchise de cœur le repêche au 35e rang d’une draft 1979 particulièrement dense, quelques mois après ses prestations remarquées avec la sélection nationale lors de Mondiaux terminés à une honorable 3e place. Début 1980, le Tre Konor décroche la médaille de bronze lors des JO de Lake Placid, un souvenir à jamais délicieux.

Lindbergh peut dès lors s’atteler à son défi américain. Trois années, au cours desquelles les hauts alternent avec les bas, lui permettent d’appréhender son nouveau terrain de jeu. L’exercice 1984-85 est celui de la consécration. Il accumule 40 succès durant la saison régulière avant d’élever encore son niveau en séries. Seuls les Oilers de Wayne Gretzky parviennent à stopper la déferlante, en finale. Qu’importe. Les Flyers savent dorénavant qu’ils tiennent un gardien spécial, de la trempe de ceux capables de graver leur nom sur la Coupe Stanley. Le Vézina vient récompenser ses prousesses. Lors de la traditionnelle cérémonie printanière de remise des prix, Bernie Parent, son exemple, qui est depuis devenu son entraîneur, son mentor, confident et ami, lui remet le trophée en mains propres. L’émotion est palpable. Le scénario, magique. L’ascension, irrésistible.

Une malédiction derrière le masque ?

Linbergh2Pelle Lindbergh voyait un boulevard vers la gloire s’ouvrir devant lui. Or, le succès est une ivresse, et le drame guette bien souvent au tournant. Louée pour sa vivacité et ses réflexes sur la glace, la comète suédoise emboutit son destin dans un vulgaire muret du New Jersey. La nouvelle sonne comme une terrible mise en échec pour le groupe des Flyers. Son ami Rich Tocchet, qui avait failli prendre part au voyage fatal avant de céder sa place dans la Porsche à l’ultime moment, se souviendra avoir « marché comme un zombie pendant plusieurs jours ».

« Je n’oublierai jamais sortir du Spectrum – l’ancienne patinoire de Philadelphie – ce soir-là, en me disant qu’on avait la meilleure équipe de notre histoire, se remémorera l’emblématique propriétaire Ed Snider. Je pensais que nous allions être encore plus forts que les « Broad Street Bullies ». Pelle était la pierre angulaire de cette formation. Entre cette soirée et le matin suivant, le contraste ne pouvait être plus extrême. » Bobby Clarke, ébranlé mais pragmatique, déclare devant les journalistes : « Je sais que c’est difficile à entendre, mais nous avons besoin d’un gardien. » Bob Froese, devenu indésirable, retrouve subitement grâce aux yeux de ses dirigeants. Il réalise la meilleure saison de sa carrière. Résilients, les Flyers terminent en tête de leur conférence. Pourtant, quelque chose s’est évaporé à Phily. L’élimination dès le premier tour des séries face aux Rangers n’en sera que le premier symptôme.

Depuis la mort de Lindbergh, 47 téméraires ont endossé le rôle de dernier rempart de l’équipe. Ron Hextall s’en est, de loin, le mieux sorti, sans toutefois soutenir complètement la comparaison. Le reste ? Une interminable histoire de ratés devenue sujet récurrent de moqueries. Pourtant, les Roman Cechmanek, Ilya Bryzgalov, Sergei Bobrovsky ou Steve Mason disposaient du talent nécessaire pour réussir. Ils l’ont tous prouvé loin de Pennsylvanie. Dès lors, d’aucuns s’accordent à dire qu’une malédiction s’abat sur quiconque ose enfiler le masque sous la tunique orange et noire. La mystique conjurée, demeure une certitude. L’étoile filante Lindbergh a laissé une trace puissante en ville. Le vide d’amertume encore palpable devant les filets des Flyers en constitue l’évidence.

Le chiffre : 1. Pelle Lindbergh fut le premier des neuf gardiens européens à remporter le Trophée Vézina. Son successeur ? Un certain Dominik Hasek, en 1994.

Article paru dans le n° 101 de Slapshot Mag

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