Terry Sawchuk, itinéraire d’un écorché vif

Portrait de Terry Sawchuk datant de 1966 à l'époque où il jouait pour Toronto (Ralph Morse pour le magazine Life)

Portrait de Terry Sawchuk datant de 1966 à l'époque où il jouait pour Toronto (Ralph Morse pour le magazine Life)

Durant les années 50, j’ai gardé les buts de l’une des plus grandes équipes de tous les temps. Le hockey n’a toutefois été bien souvent qu’un exutoire dans une existence que je n’ai jamais su rendre heureuse. Qu’importe, j’ai fait de Detroit le terreau d’une légende immortelle et mon numéro 1 trône aujourd’hui dans le ciel de la Joe Louis Arena. Je suis Terry Sawchuk, Hall of Famer tourmenté, et ceci est mon histoire.

Rituel cathartique

Tout commence par ce bruit sourd, reconnaissable entre mille. Réverbérée par la structure métallique de la patinoire, la détonation s’empare du temps et le déforme. Subitement, les secondes s’étirent, le souffle s’arrête et la sueur se fige sur le front. C’est un peu comme dans les westerns de Sergio Leone. Vous savez, lorsque deux personnages se lancent dans un duel. La petite musique, la botte de foin au premier plan, les regards qui s’entrechoquent. C’est exactement la sensation que je ressens lorsque le palet s’apprête à fendre l’air. Les cris des supporters, l’odeur de cigarette et la fumée dégorgée par la glace, tout disparaît.

Il n’y a donc plus que moi, et lui, ce rond de caoutchouc qui me défie, encore une fois. Prendre une profonde inspiration. Contracter tous les muscles du corps. Et ne jamais baisser le regard. Jamais. L’arrogant n’attend qu’un soupçon de relâchement pour se frayer un chemin dans mon dos et faire danser ces filets que je me suis juré de protéger, coûte que coûte. L’attente est toujours longue. Pour résister à l’envie irrépressible de m’esquiver, je me projette. Dans ma tête, les images affluent dans une joyeuse confusion. Je vais bientôt pouvoir savourer les « Ukey » crachés par la foule, les accolades de mes coéquipiers et les regards hagards de ceux qui m’ont provoqué. Cette idée me donne le courage de ne pas flancher.

C’est enfin le moment. L’impact. Tel un faucon qui fond sur sa proie, ce palet frappe de manière létale. Pas question d’espérer bien s’en sortir. Il vient mordre la chair et s’en repaître. La douleur n’est cependant pas immédiate. D’abord s’assurer de l’essentiel, ne pas avoir été victime d’un fourbe rebond et conserver une cage immaculée. Il est ensuite temps de laisser le mal s’embraser. Ça pique, ça cingle, ça saigne. Certains iront jusqu’à dire que 600 points seront nécessaires pour raccommoder mon visage au fil de ma carrière. Peu importe. Je trouvais dans la flaque rouge se dessinant sous mes patins le moyen de rapiécer mon âme.

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In love with Motown

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Avec Detroit, ça a toujours été particulier. Je me rappelle encore notre rencontre. Cette enivrante descente depuis mon Manitoba natal. Minneapolis, Chicago, les lumières du lac Michigan puis enfin, au loin, la cime du Penobscot Building qui perce entre les nuages. Quand j’y pose le pied la première fois, « Motown » est encore effervescente. On devine toutefois, derrières les apparences, une fragilité qui finira par l’emporter très bas. Je me suis immédiatement reconnu, et senti à ma place, dans cette ville en clair-obscur.

Detroit, c’est le souvenir des débuts. Tonitruants. Je suis jeune, doué, certains disent en avance. Et je figure dans les petits papiers de Jack Adams. Obligatoire pour quiconque espère faire carrière chez les Red Wings. C’est grâce à lui si j’ai pu monter les échelons aussi vite. Et notamment lorsqu’il a pris tout le monde de court en expédiant Harry Lumley, mon concurrent direct, dans un blockbuster vers Chicago. On ne l’appelait pas « Trader Jack » pour rien !

En 1950, on me confie donc les clés de la boutique, et ça fonctionne plutôt pas mal. Les succès s’enchaînent. Le Calder dès ma première saison. Puis trois Vezina, trois Stanley Cups, des jetés de poulpes et des soirées endiablées à l’Olympia. Une équipe de feu, avec Gordie (Howe), Ted (Lindsay), Alex (Delvecchio) et mon meilleur ami, Marcel (Pronovost). Les sorties dans le downtown en compagnie des joueurs des Lions, les virées au large avec l’équipe, quelques incartades. Patricia, les enfants. Mais aussi les séjours à l’hôpital, la pression grandissante. Les plaies et ces foutus souvenirs qui refusent de partir. L’alcool, les démons.

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Tout fout le camp

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Si j’ai intégré quelque chose dans la vie, c’est que tout peut foutre le camp très vite. Prenez Mitch, par exemple. Mon grand frère était un jeune homme en pleine force de l’âge. Un super gardien de hockey. Un charme magnétique, adulé de tous, grands et petits, moi le premier. Foudroyé par une crise cardiaque à l’aube de ses dix-huit ans. On a déménagé dans la foulée. Mes parents avaient fait la même chose à la mort de mon autre frère, Roger, alors que je n’étais qu’un nourrisson. Chez les Sawchuk, héritage ukrainien oblige, on fait front dans l’adversité. Mais jeter les problèmes par la porte, ils reviennent par la fenêtre. Mitch, j’ai toujours eu du mal à en parler. Son souvenir m’a un temps inspiré, parfois réconforté, trop souvent hanté. Rien n’a été évident après sa disparition.

On parlait donc du côté éphémère des choses. En 1955, j’ai 26 ans, au sommet de mon art. Au cœur de l’été, ce vieux filou de Jack Adams me fait pourtant le même coup qu’à Lumley. Je suis envoyé à Boston dans un méga échange. La claque est encore plus vigoureuse qu’un slapshot de Bobby Hull qui se serait faufilé entre les cotes. Et ça tourne rapidement au vinaigre. Chaque matin est un peu plus lugubre que le précédent. L’équipe ne tourne pas rond, et mon corps me lâche. Mononucléose, me dit le médecin. Je suis épuisé et ces enfoirés de journalistes ne me lâchent pas. Ma famille explose également, Patricia a demandé le divorce. C’est un tourbillon qui m’entraîne vers le fond. Je plaque les Bruins en pleine saison et regagne Detroit. Dans la foulée, j’annonce ma retraite. Quand je vous disais que tout allait parfois vite.

De nouveau chez moi, la chance semble alors tourner. Patricia revient, et Jack Adams me rappelle. Le jeune Glenn Hall n’a évidemment pas confirmé, et il cherche une assurance devant son filet. Me voilà lancé à la recherche du temps perdu. Pourtant, tout a bien changé. La gloire semble désormais appartenir à ces coupures de journaux qui commencent déjà à jaunir. Je m’enlise dans une routine toxique. Mon dos et ma tête me font souffrir, mes relations avec Patricia sont orageuses. Seule la boisson m’apaise. Les années passent. Je finis par atterrir à Toronto, encore une fois contre mon gré. Orgueil mal placé ou instinct de survie ? A 37 ans, je vais chercher un nouveau titre, en semant quelques chefs d’œuvres en chemin. Des dernières pièces à mon héritage. Les nuages s’amoncèlent, et je ne suis pas dupe : rien ne va s’arranger.

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Et par la fenêtre, le crépuscule

Le hockey n’est plus celui que j’ai toujours connu. Pour preuve, on y joue désormais à Hollywood. Los Angeles vient d’obtenir une équipe et me réclame lors de la draft d’expansion. Les palmiers et le ciné, ce n’est pas mon truc. Je fais le job pendant une saison, mais tout le monde sent bien que c’est une union de circonstance. Il me reste peu de temps, et les dirigeants, compréhensifs, me laissent revenir à Detroit pour une ultime pige. Mais même à la maison, ça ne fonctionne pas comme prévu. Nous loupons les séries et tous les signaux me disent de raccrocher. Le corps supplie, la tête refuse. Direction New York pour jouer les doublures d’Ed Giacomin, sans vraiment savoir pourquoi.

L’histoire du phénix, c’est de la pure mythologie, et rien d’autre. A Big Apple, je ne renais évidemment pas de mes cendres. La douleur me consume et je ne suis plus qu’une ombre propulsée parcimonieusement sous les lumières du Garden. Contraste saisissant. J’en profite malgré tout pour signer mon 103e blanchissage en saison, un record qui tiendra quelques années. Cette mascarade new-yorkaise n’est finalement qu’un sursis. A bout, je range définitivement ma mitaine. Patricia claque aussi la porte pour de bon et regagne le Michigan avec les gosses. J’emménage avec mon coéquipier Ron Stewart dans une maison de Long Island. C’est là, en rentrant d’une soirée trop arrosée, que le ton monte entre nous dans le jardin. Une connerie à propos du ménage. On s’empoigne, on chancelle, je culbute le barbecue et m’empale sur son genou. Piètre tragédie dont l’épilogue se jouera à l’hôpital le plus proche.

Lorsque je rouvre l’œil, je suis allongé sur un lit de fortune. Des tubes sortent de tout mon corps. J’ai l’impression d’être dans la brume et ce satané voisin tousse sans arrêt. Je discerne dans cette atmosphère suffocante la voix d’une infirmière. Les nouvelles ne sont pas bonnes. On a dû m’opérer d’urgence pour retirer ma vésicule biliaire. Mon foie a également été touché. Seules quelques visites rythment les longues journées. Une femme inconnue, qui se présente comme une fan des Rangers, vient notamment me voir. C’est en fait une journaliste du « Star ». Elle me décrit comme gisant dans une chambre austère, pâle et affaibli, avec pour seule compagnie des fleurs et des boissons sans alcool apportées par mes fils. Bien plus tard, cette même Shirley écrira qu’elle trouve, en arrivant, deux groupies pavanant à mes côtés et une pleine bouteille de whisky sur la table de nuit. Paraît-il que c’est ainsi, également, que l’on forge les légendes. Par la fenêtre, je peux voir les bateaux qui s’agitent, lentement, dans la baie de Long Island. Ce spectacle m’apaise. Je ferme les yeux. Mes rêves m’emportent au loin, dans un pays paré de rouge et de blanc. Detroit me reprend dans ses bras. Et pour la première fois de ma vie, je me sens vraiment bien.

Article publié dans le Slapshot Mag n°107

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