La série du siècle (Partie 1)

28 septembre 1972. Une date, un événement, un épilogue dramatique qui laissent le temps se figer et façonner la fabuleuse histoire du sport en plus de marquer à jamais la mémoire collective. Chaque Canadien alors en âge de comprendre ce qui se passait se rappelle où il se trouvait lors de cette journée si particulière. Comme si c’était hier.

Septembre 1972. Dans un monde régi par la guerre froide, les Canadiens sont sur le point d’affronter les Soviétiques, au cours d’une série de huit matches au cours de laquelle la suprématie sur le hockey mondial est en jeu. Bien plus qu’une simple confrontation sportive, cette rencontre revêt une dimension idéologique majeure. A l’heure où le sport devient un outil privilégié dans la lutte entre superpuissances, ce sont deux conceptions du hockey, deux styles de vie, deux modèles de société qui sont sur le point de s’affronter sur la glace. Et ce qui va devenir la « série du siècle » va offrir aux yeux du monde un spectacle onirique et un moment de sport inoubliable qui vont fondamentalement transformer la face du hockey. Flashback.

Aux origines de la série

Le Canada, véritable terreau du hockey sur glace, marque de son empreinte les compétitions internationales majeures dans la première partie du XXe siècle, à commencer par les Jeux olympiques. Il remporte le premier tournoi organisé à Anvers en 1920, puis à partir de l’instauration des Jeux d’hiver quatre ans plus tard, glane cinq médailles d’or au cours des six premières éditions (une défaite en finale des Jeux de Garmsich-Partenkirchen en 1936 face à la Grande-Bretagne reste un accident inexplicable).

cccpA cette époque en Union Soviétique, le sport est totalement intégré à la politique, considéré comme un instrument de propagande essentiel pour le Parti, qui régule ainsi tout ce qui touche de près ou de loin à la sphère sportive. Pourtant, au départ, les autorités communistes ignorent les fédérations bourgeoises et décident de boycotter toute compétition émanant de celles-ci, dont les JO, accusés de « faire dévier les travailleurs de la lutte des classes en les entraînant vers de nouvelles guerres impérialistes »1.

Cette situation perdure jusqu’à l’émergence de la guerre froide. Dès lors, forte de son système sportif étatisé et de ses structures, l’URSS voit dans les Jeux et les victoires que peuvent lui conférer ses athlètes un moyen idéal pour défaire l’idéologie du bloc adverse tout en faisant la promotion du communisme : « En URSS, le sport national était maintenant considéré comme assez fort pour partir à la conquête du monde : les victoires sur les états bourgeois démontreraient aux gens de l’intérieur comme de l’extérieur la vitalité du système soviétique »2.

Avec ses sportifs « amateurs » camouflés (pour ne pas déroger aux codes de la Charte olympique, les athlètes occupent des fonctions quasi-fictives dans l’administration ou l’armée, la totalité de leur temps étant consacrée à l’entraînement), la puissante machine rouge se lance dans la course aux médailles à partir de 1952, avec une réussite certaine. En 1954, les hockeyeurs soviétiques remportent leur premier championnat du monde à Stockholm, et poursuivent leur fulgurante progression année après année, instaurant une véritable dynastie, ne laissant que les miettes aux Canadiens.

Exaspérés par ces revers à répétition, ces derniers tentent de négocier en 1970, à l’occasion des Mondiaux de Winnipeg, la présence d’un nombre limité de professionnels de la NHL dans leurs rangs. Les Soviétiques refusent. En réponse, les hommes à la feuille d’érable décident alors de se retirer de toute compétition internationale. Cependant, deux ans plus tard, l’idée d’une confrontation entre les amateurs russes et les stars canadiennes commence à germer.

cccp1L’ébauche de ce projet trouve ses racines au mois de décembre 1971. Un diplomate canadien, Gary Smith, est alors en mission du côté de Moscou, avec pour objectif de répertorier des informations sur la société et le mode de vie soviétiques au travers du quotidien Izvestia. Devant le florilège d’articles traitant de propagande anti-occidentale, il se décide à jeter un œil du côté de la section sport du journal. Il tombe alors sur un papier signé d’un certain Snowman, Boris Fedosov de son vrai nom, attestant que les hockeyeurs soviétiques se lassent des victoires aisées sur leurs voisins européens et sont à la recherche d’un challenge de plus grande envergure. Smith contacte alors l’auteur de l’article. Ils se retrouvent autour d’un verre et fomentent le dessein d’une série opposant les meilleurs joueurs russes aux stars canadiennes. Ils font remonter les résultats de leur entrevue au sein de leur hiérarchie respective. Quelques mois plus tard, le projet prend vie. Les bases de l’événement sont posées : un affrontement au meilleur de huit matches, quatre à travers le Canada, et quatre à Moscou, au mois de septembre 1972.

.

Un succès canadien annoncé

summit72

A l’aube de la série, la grande majorité des observateurs nord-américains sont unanimes : l’équipe canadienne, emmenée par les stars de la NHL Tony et Phil Esposito, Stan Mikita, Bobby Clarke, Gary Bergman, les frères Mahovlich, Yvan Cournoyer, Serge Savard et autre Ken Dryden, ne va faire qu’une bouchée des amateurs venus de l’autre côté du rideau de fer. Et ce n’est pas parce manquent à l’appel Bobby Orr (blessé à un genou) et Bobby Hull (qui, ayant signé la saison précédente aux Winnipeg Jets dans la ligue concurrente de la WHA, n’est pas autorisé à faire partie de l’équipe, malgré les nombreuses pressions politiques en faveur de sa participation), que les pronostics vont changer, l’écart de niveau supposé entre les deux formations étant colossal.

Ainsi, à la veille du premier match, le New York Times écrit : « L’équipe de NHL va les battre en huit manches sèches », appuyé par d’autres quotidiens comme le Boston Globe : « 8-0 – et ce sera également le score du premier match », et des personnalités tel le légendaire gardien Jacques Plante, qui atteste : « Huit d’affilée pour le Canada ». A la rigueur, les hommes à la feuille d’érable pourraient laisser filer une rencontre, comme le signale le Toronto Star, qui prédit un score de 7-1.

Seules deux voix osent augurer un succès soviétique : l’ancien gardien des Maple Leafs de Toronto, Billy Harris, qui voit en Vladislav Tretiak, le dernier rempart russe, une des clés de la victoire, et le journaliste du Montreal Star, John Robertson. Ce dernier pense lui aussi que les Rouges vont s’imposer, s’appuyant sur le fait que la saison NHL n’a pas encore commencé. Pour lui, les joueurs canadiens ne seront pas au point physiquement. Ils sont fustigés par la presse américaine, Roberston faisant notamment l’objet d’attaques virulentes, étant même incité à aller écrire pour la Pravda

Tretiak, point faible supposé de l'équipe soviétique
Tretiak, point faible supposé de l’équipe soviétique

Le staff et les joueurs canadiens paraissent également sûrs de leur triomphe face à cette modeste équipe soviétique qui vient en Amérique du Nord « pour apprendre », selon leurs propres termes. Les émissaires du Team Canada, John McLellan et Bob Davidson (respectivement entraîneur et scout des Toronto Maple Leafs), passent durant l’été une semaine en Russie, à l’occasion de laquelle ils supervisent deux rencontres de la sélection nationale opposée au CSKA Moscou (club de l’armée). Leur rapport est sans concession : les hockeyeurs russes sont à des années lumières des Canadiens en termes de talent pur et de jeu, et leur gardien, Vladislav Tretiak, est le point faible de cette équipe. L’histoire apprendra plus tard que cette semaine là, Tretiak était sur le point de se marier (mais avait dû reporter la cérémonie à trois reprises en raison de sa préparation à la série) et n’avait pas à ce moment la tête à jouer au hockey.

Le lendemain de l’arrivée des Soviétiques en terre canadienne, les stars de la NHL assistent au premier entraînement de ces derniers. Devant leur équipement désuet et leurs méthodes atypiques, ils se trouvent conforter dans leurs certitudes et rient au nez de leurs futurs adversaires. Anatoli Tarasov, coach de la formation russe, se souvient : « C’était mon rêve de voir des joueurs professionnels. Vous êtes venus à nos entraînements et nous sommes venus aux vôtres, mais il y avait une différence. Vous avez regardé cinq minutes, et vous vous êtes moqués de nos joueurs. Je suis resté assis pendant vos entraînements, ensorcelé. Je n’ai jamais écrit autant et aussi vite. Cela m’a enchanté de vous voir rire de nous. Soit vous étiez trop suffisants et n’y portiez aucune attention, soit vous ne compreniez pas le type de hockey que nous jouions ». Seul Ken Dryden, qui était encore amateur en 1969 et avait été battu par les Russes lors des championnats du monde, sait de quoi ils sont capables, et comprend vite qu’ils n’ont pas dévoilé tout leur potentiel.

A quelques encablures du coup d’envoi du premier match qui doit se tenir dans la Mecque du hockey, le mythique Forum de Montréal, le ton de la série est ainsi donné.

.
.

Notes

1- James Riordan, Sports, politics and communism, Manchester, Manchester University Press, 1991, p. 70.

2- Ibid, p. 72.

Tagged as: , , , , , , , ,

Leave a Response

You must be logged in to post a comment.