Moscou 1980 – L’olympisme dans la tourmente (Partie 5)

Le rôle ambigu du gouvernement français face au boycott


VGE

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En Janvier 1980, au moment où Carter brandit la menace du boycott, Valéry Giscard D’Estaing entre dans une période charnière de son mandat : il est déjà en train de préparer l’élection présidentielle de 1981, et il espère briguer une seconde investiture. Attaché à la détente et au dialogue avec l’Est d’un côté, et ne s’entendant pas vraiment avec Carter de l’autre, il fait preuve d’une grande modération au départ sur la question des Jeux, se contentant de condamner l’intervention en Afghanistan, mais ne voulant pas s’inscrire dans une politique de sanctions à l’égard de l’Union Soviétique comme le préconise la Maison Blanche. Au travers de cette attitude semble transparaître la volonté de garder les portes ouvertes, et de jouer sur tous les tableaux. En ménageant Moscou, VGE souhaite pouvoir donner à la France le rôle mondial qu’elle entend jouer dans les relations bipolaires, en se posant en partenaire privilégié de l’URSS.

Cette façon d’agir revêt également une utilité pour sa politique intérieure, puisqu’en maintenant des rapports avec le Kremlin, le gouvernement se garde de froisser un électorat communiste qui, du fait de ses querelles répétées avec François Mitterrand, pourrait aider à sa réélection un an plus tard. D’autre part, en ne s’alignant pas sur les États-Unis, il détourne les critiques sur ses « dérives atlantistes », ce qui a pour effet de réjouir les gaullistes les plus convaincus.

Cette politique, qualifiée par Dominique Maliesky de « fuite en avant », révèle bien des ambiguïtés. Le gouvernement fait-il preuve d’attentisme du fait de désaccords au plus haut niveau, et d’hésitations quant à l’attitude à adopter, ou alors est-il foncièrement pour un boycott et en ce cas, veut laisser le soin aux instances sportives de porter le chapeau d’une non-participation ?

Selon Maliesky, les deux hypothèses sont intimement liées, l’Élysée ayant sans doute agi avec la plus grande prudence, face à une opinion majoritairement pour la participation aux Jeux de Moscou : « Tout en étant dans son ensemble plutôt favorable à un boycott des Jeux, le gouvernement s’est mis à douter toujours plus de l’opportunité et du bien-fondé d’une telle mesure sous la pression de l’opinion publique, d’une majorité de la classe politique, de certains responsables sportifs et des athlètes opposés à une sanction olympique et au regard de l’isolement de la position américaine sur la scène internationale ». Revenons en détail sur les principales caractéristiques de cette politique française.

Sur la scène internationale, la France condamne l’action soviétique en Afghanistan, mais seulement verbalement : aux Nations Unies le 7 janvier tout d’abord, puis au conseil des ministres, le 22 janvier. Mais le gouvernement n’a recours à aucunes représailles : cette façon de procéder se justifie par la « nécessité de garder ouverte la porte de la communication avec l’Union Soviétique », tel que le déclare Jean François-Poncet, alors ministre des affaires étrangères. Cette politique parée des couleurs de la complaisance atteint son apogée lorsque, le 19 mai 1980, Valéry Giscard d’Estaing entreprend un voyage éclair à Varsovie, pour y rencontrer le leader soviétique Leonid Brejnev, et évoquer avec lui l’affaire afghane. Il semble satisfait de son action, si l’on considère ses déclarations lors du journal télévisé de TF1 : « Les entretiens que j’ai eu avec M.Brejnev ont atteint leur but [...] qui était de permettre, pour la première fois, depuis le début de cette année d’avoir une explication au plus haut niveau sur l’évolution de la situation internationale et la manière de réduire les tensions qui l’affectent. [...] Les chances de la détente Est-Ouest ont été incontestablement renforcées ». Ce voyage, si décrié par la suite, et qui donnera l’occasion à François Mitterrand d’affubler Giscard d’Estaing du surnom de « petit télégraphiste », montre au grand jour les limites de la diplomatie française. En voulant agir dans l’intérêt d’une détente, dont les fondements sont déjà sapés depuis un moment, et mettre la France en première ligne dans les relations bilatérales, il réalise en fait une erreur de calcul, en apportant une sorte d’ « honorabilité politique » à l’Union Soviétique. Brejnev malade, la diplomatie du Kremlin tient dans les mains de Gromyko qui place la relation avec Washington au premier rang, et se « sert des pays européens selon les circonstances ». Cette entrevue de Varsovie apparaît ainsi dans ce contexte, dépourvue de sens et inutile.

Face aux États-Unis, le gouvernement français adopte une attitude qui se situe dans la plus pure tradition du gaullisme, en faisant prévaloir l’indépendance nationale et le refus de l’alignement atlantique, comme en témoignent les propos de Jean François-Poncet, le 6 janvier 1980 : «  La France n’entend pas, dans cette affaire, que tout à coup sa diplomatie soit alignée sur celle d’autres pays. [...] Elle a une diplomatie indépendante et, en matière de détente [...] elle a une responsabilité particulière ». La France se tourne alors vers la République Fédérale d’Allemagne, avec pour objectif de faire peser le poids de l’Europe dans le débat. Le 5 février 1980, le sommet franco-allemand débouche sur une « déclaration commune », mais elle est en fin compte un échec, puisque les deux nations choisissent une orientation différente au moment du choix concernant la participation.

Cette dualité politique française au niveau international, se retrouve également à l’intérieur de ses frontières. Dans un premier temps, il semble que le gouvernement soit bien hostile au boycott et désireux de laisser son autonomie au mouvement sportif. On en revient toujours à la position officielle arrêtée le 23 janvier lors du conseil des ministres, qui laisse cependant entrevoir les possibilités d’un éventuel revirement : « sa formule [nous parlons du communiqué] est d’ailleurs suffisamment vague pour permettre non seulement des interprétations variées, mais également les tractations et les transactions entre pouvoirs publics et dirigeants sportifs de telle sorte que ces derniers se déterminent dans le sens souhaité par le gouvernement ».

Au niveau international, la situation évolue et Washington voit de plus en plus de pays se rallier à sa cause. La France, qui a ouvertement condamné le boycott et a refusé de s’aligner, ne voudrait cependant pas être l’une des seules nations du bloc de l’Ouest à faire le déplacement en URSS pour s’engager dans des Jeux qui prendraient dès lors la forme de « spartakiades » : « si le gouvernement français a refusé d’être isolé dans un boycott, il craint tout autant d’être un des seuls pays européens à se rendre à Moscou ». Il semble dès lors, que l’incertitude s’installe au plus haut niveau décisionnel, et qu’apparaisse un nouveau souffle en faveur du boycott, dont le chef de file serait le président : « A l’examen, [...] la confusion règne, confusion au milieu de laquelle semble se dégager un sentiment croissant en faveur du boycott animé, selon toutes probabilités, par le Président de la République lui-même ». Mais la manœuvre est délicate.

En effet, comment faire accepter un boycott à une opinion française, profondément attachée aux idéaux olympiques et à l’héritage du baron de Coubertin ? De plus, la majorité politique semble se dégager en faveur de la participation, et il convient de préserver l’électorat (notamment communiste) à quinze mois de l’échéance présidentielle. Un débat parlementaire sur la question paraît trop risqué, car il pourrait discréditer le gouvernement : « un débat eut ressemblé à une véritable cacophonie du fait que la ligne de clivage passe au milieu des partis politiques. [...] La majorité serait allée à la bataille et aurait voté de manière tout à fait dispersée. [...] Les résultats auraient été très certainement favorables majoritairement à une participation ».

Le dernier recours du gouvernement pour mener à bien sa « stratégie » repose sur les instances sportives, et plus particulièrement le CNOSF, sur lequel de « discrètes pressions » vont être exercées. Celui-ci affirme pourtant dès le départ son indépendance vis-à-vis du domaine politique, et s’empresse d’accepter l’invitation pour les Jeux olympiques ce, dès le 22 janvier. Cependant, le président du Comité Claude Collard (qui apparaît sur les listes de soutien à la candidature de Giscard d’Estaing), semble avoir joué un rôle particulier : c’est un homme qui se caractérise indubitablement par une certaine ambivalence dans ses prises de position. Maliesky s’interroge ainsi : « a-t-il choisi d’attendre et de différer la réponse, a-t-il au contraire sciemment joué double jeu, assurant le gouvernement d’un boycott et ses troupes d’une participation ou a-t-il été débordé par le conseil d’administration lors du vote du 13 mai ? En l’absence de toute preuve dans un sens ou dans l’autre, aucune hypothèse n’est à exclure a priori ».

La volonté de tenir les affaires sportives à l’abri de toute ingérence politique est pourtant fictive. Les pouvoirs publics délivrant les subventions nécessaires au fonctionnement du CNOSF, et régissant des institutions comme l’INSEP, ont sur le sport une influence non négligeable : « L’indépendance du mouvement sportif est illusoire, car le pouvoir sportif n’a que l’autorité que veut bien lui accorder le pouvoir politique, qu’il lui accorde effectivement dans toutes les circonstances qui l’arrangent mais qu’il lui supprimera en cas de nécessité »1. Ainsi, malgré ses déclarations (il réitère à plusieurs reprises la volonté française de participer aux Jeux, notamment pour calmer les protestations des athlètes), et ses gages de bonne volonté (il est l’instigateur de la réunion de Rome au mois de mai, qui instaure la dépolitisation des Jeux pour les pays européens), Collard a semble-t-il été soumis à des pressions émanant « d’en haut » : « durant les jours précédant la réunion du CNOSF, il ne fait plus aucun doute que J.P. Soisson a pour mission de faire entendre raison au comité olympique et de l’amener au renoncement », en raison du fait que l’olympiade moscovite prend de plus en plus les traits d’une « spartakiade ». Le président du CNOSF ne fait à aucun moment mention de cette manipulation : il réaffirme que son mouvement a une totale liberté d’action dans cette affaire.

Mais l’hypothèse la plus probable est la suivante : « si les pouvoirs publics lui laissent toute latitude, c’est en fait pour décider d’une non-participation. [...] Collard assure à J.P. Soisson que la décision de son mouvement sera conforme aux attentes du président de la République. Il semblerait donc « qu’il a joué double jeu aussi longtemps qu’il a pu ». Le 13 mai, ne pouvant enrayer le flot qui devait conduire la France en terre soviétique, il doit se plier au vote et confirmer la participation aux Jeux olympiques.

Pour accréditer cette thèse, précisons que Maliesky a entrepris de récolter les témoignages de plusieurs dirigeants du CNOSF de l’époque, lesquels lui ont confirmé « qu’ils avaient été soumis à des pressions officieuses sous la forme de coups de téléphone et d’injonctions », l’un d’eux allant jusqu’à les qualifier de « chantage ».

Au terme de cette affaire, les tricolores participent bien aux épreuves organisées à Moscou en juillet, sous les couleurs olympiques, mais personne n’a été dupe quant à la politique mise en place par le gouvernement. A l’étranger, on fustige la diplomatie française : le Washington Post dénonce les « ruses et artifices gaulois »2, tandis que l’hebdomadaire Time qualifie la stratégie élyséenne de « double jeu complexe »3. En voulant jouer sur tous les tableaux, le pouvoir français a paradoxalement fait preuve d’immobilisme. Sa politique sur la question est marquée par ses atermoiements et une mauvaise appréciation des réalités mondiales, ce qui fait dire à Alfred Grosser : « le comportement de la France traduit une volonté de profiter de tous les avantages du neutralisme, mais sans en assumer les risques éventuels ».

Nous nous apercevons ainsi, que même dans un pays lié à l’olympisme comme la France, les ingérences de la politique dans le sport peuvent être nombreuses. Les tergiversations au plus haut niveau de l’État français – tendant à imposer sa volonté à un mouvement sportif qui fera front malgré tout – vont dans ce sens.

En pleine guerre froide, le spectre de la politique projette une ombre malsaine sur les anneaux brisés, et les plus vives inquiétudes se font sentir à quatre ans des prochains Jeux, qui doivent se dérouler au pays de Ronald Reagan : la Californie.

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Notes

1- Le Matin, 4 janvier 1980.

2- Wahinston Post, 17 mai 1980.

3- Time, 26 mai 1980.

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Toutes les autres citations sont extraites de l’ouvrage suivant :

Dominique Maliesky, Sport et politique. Le boycott des Jeux de Moscou (1980) : une crise multidimensionnelle, Thèse pour le doctorat en sciences politiques, Paris, Université de Paris I, 1989, 804 f.

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