Moscou 1980 – L’olympisme dans la tourmente (Partie 1)

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1945: la seconde guerre mondiale prend fin, et un «rideau de fer» s’abat sur le continent européen. Deux blocs, celui de l’Ouest et celui de l’Est, chacun sous l’égide d’une superpuissance (les États-Unis et l’URSS), s’opposent dans les années suivantes, en une lutte qui prend la forme d’une «guerre froide». Durant cette période, caractérisée par une instabilité extrême, ponctuée de conflits périphériques et de crises brûlantes, la rencontre quadriennale des Jeux devient rapidement pour les deux grands un instrument politique essentiel dans le conflit glacé qui les oppose, où le symbolique a une part prépondérante. Chaque pays, à son niveau, profite des Jeux pour faire un bilan des progrès réalisés, pratiquer une politique nationale de prestige, et tenter de prendre l’ascendant sur ses rivaux. Tout autour de la planète, d’importants moyens sont mis en œuvre à cet effet. Le bras de fer dans l’enceinte sportive devient la règle au fil des années.

Les oppositions de la guerre froide sont stigmatisées dans les luttes olympiques, comme le note Juan Antonio Samaranch en 1988: « Il est presque impossible d’éviter l’ingérence de la politique dans le sport. Si nous avons un monde en paix, nous aurons un mouvement olympique très tranquille. Si nous avons un monde au bord de la guerre froide, nous aurons beaucoup de difficultés. Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste. Je crois que l’avenir du monde olympique dépend beaucoup de celui du monde, et notamment des relations Est-Ouest ».1 Les victoires sont mises en avant par les gouvernements et le tableau des médailles, officiellement interdit, devient une référence. Malgré tout, la détente des années 1970 offre une période de répit. En 1972 à Munich et en 1976 à Montréal, si l’Olympisme est meurtri dans sa chair par les fléaux du terrorisme et du boycott, les superpuissances sont présentes et s’affrontent pacifiquement sur le stade. L’accalmie finie, le renouveau des tensions, caractérisé par l’émergence de la «nouvelle guerre froide», va se cristalliser dans les Jeux, au cours d’un premier épisode : l’olympiade de 1980, organisée au pays des Soviets.

Aux origines du boycott

Forte de ses progrès constants et de sa domination imposée sur la scène olympique à partir des années cinquante, consciente de l’apport politique que procure la tenue d’une olympiade pour un pays, c’est tout naturellement que l’Union Soviétique se pose en candidate pour organiser ses propres Jeux olympiques.

Dès 1970, Moscou présente un projet mais est submergée par Montréal, qui se voit octroyer l’investiture de 1976. Loin de se décourager, les Soviétiques préparent un nouveau programme, mieux élaboré, pour 1980. Le vote doit avoir lieu à Vienne, où se tient la 75è session du CIO, le 23 octobre 1974. Tous les éléments sont réunis pour aboutir à un succès communiste. Moscou a pour principal adversaire Los Angeles, qui a déjà organisé les Jeux de 1932. Après le Canada, il semblerait normal que la flamme se déplace cette fois sur le Vieux Continent. De plus, l’URSS a fait briller le rouge au sommet de l’olympisme, de par ses performances, mais aussi parce qu’elle met un point d’honneur à promouvoir la perfection sportive dans son pays comme autour de la planète : « Ses millions de sportifs, ses centaines de médaillés olympiques et l’ensemble de ses installations sportives, dont on ne trouve nulle part ailleurs l’équivalent, plaident pour les Soviétiques ».2

D’autre part, la session de Vienne se tient dans un contexte qui marque l’apogée de la détente. Les Américains viennent de se retirer du Vietnam, les deux superpuissances signent plusieurs accords bilatéraux, notamment sur la prévention de la guerre nucléaire, et la conférence d’Helsinki pointe à l’horizon :  « En 1974 la plupart des pays de l’Ouest ont voté pour Moscou. Si cela avait été un vote politique, le CIO, dont la base est conservatrice, aurait voté différemment. Mais c’était le sommet de la détente Est-Ouest et, de toute façon, le vote reposait sur des considérations sportives ».3

Tout semble aller dans le sens d’un triomphe moscovite, et même si certains membres conservateurs du CIO peuvent être réfractaires à cette idée, il semble difficile de refuser l’investiture olympique à la capitale soviétique. Jérôme Gygax précise d’ailleurs : « Ne pas accorder les Jeux à l’URSS, et ce malgré l’excellence de la candidature sportive soviétique, pouvait [...] être perçu comme un refus d’intégrer les pays socialistes dans le mouvement olympique, légitimant l’antagonisme des blocs idéologiques sur le plan sportif ».4

Le vote est ainsi sans surprise, offrant la victoire à Moscou avec une marge très confortable : « On avance le chiffre de 39 voix pour Moscou contre 22 à Los Angeles, ce qui semble bien surprenant. Plus exact paraît être le score de 49 à 12, puisé de bonne source ».5 Les dirigeants soviétiques, Brejnev en tête, sont ravis, et entendent faire des Jeux un spectacle grandiose. Mais des voix contestatrices vont émerger, objectant la tenue du rassemblement olympique en URSS.

Aux États-Unis, dès 1974, quarante membres du Congrès s’élèvent contre Moscou. C’est le début d’une longue campagne anti-soviétique au pays de l’Oncle Sam, menée à divers échelons. Zbigniew Brzezinski, conseiller aux Affaires de Sécurité nationale du président Carter, soutient des démarches effectuées auprès de l’URSS, ayant trait au respect des droits de l’homme et à la cessation de la ségrégation politique, notamment celle du sénateur du Minnesota, Wendell Anderson. Celui-ci, dans une résolution datée du 18 juillet 1978 , indique que « de récents événements en Union Soviétique ont montré que la discrimination politique serait la toile de fond des Jeux olympiques s’ils se tiennent en URSS. Organiser une telle compétition dans un tel environnement relève de la dérision et représente une insulte à l’esprit des Jeux olympiques ».6 Ces idées sont reprises par des syndicats, comme l’AFL-CIO, qui milite contre la participation des pays «libres». Son président, George Meany, demande même le 8 août 1978, le transfert des Jeux dans une autre ville tout en refusant un poste honorifique à l’USOC (Comité Olympique américain).

Les médias ont également un rôle essentiel dans cette campagne. Journaliste à la National Review, James Burnham amalgame l’olympiade moscovite à celle de Berlin en 1936, à la différence près qu’au lieu d’être une vitrine du nazisme, les Jeux feraient cette fois « l’apologie du communisme ».7 Des témoignages de dissidents paraissent dans les organes de presse. Alexander Ginzburg, poète et journaliste exilé aux États-Unis, plaide en faveur du retrait des Jeux soviétiques. Vladimir Boukovsky et Vladimir Skutina, anciens prisonniers politiques, partagent le même point de vue, en témoignent les paroles de ce dernier publiées dans Le Monde, en 1979 : « Je trouve qu’il est absolument juste que Vladimir Boukovsky ait lancé un appel pour boycotter les Jeux olympiques de Moscou. Il est absurde, illogique et paradoxal d’apporter la flamme olympique et d’autres symboles olympiques dans la capitale d’un état totalitaire et le plus cruel de l’histoire de l’humanité ».8

Autour du globe, les échos de cette campagne se font également ressentir. En Grande-Bretagne, le parti libéral prône le boycott « en protestation de la persécution des dissidents soviétiques ». Même rhétorique en Israël, où le Premier ministre Menahem Begin, avec l’appui du lobby américain, condamne le choix du CIO « en raison des restrictions faites aux Juifs soviétiques d’émigrer en Israël ».

Toutes ces contestations ne peuvent cependant suffire à engendrer un boycott de grande envergure. La crise afghane va en être l’amorce.

La crise afghane, élément déclencheur

L’Afghanistan, situé dans la région stratégique de l’Asie du Sud-Ouest, est pris dans les soubresauts de la guerre froide dès le début des années 1950. En conflit avec son voisin pakistanais à propos de leur frontière commune, il se retrouve dans une situation délicate lorsque la Maison Blanche décide de s’allier avec le gouvernement d’Islamabad (du fait que le Pakistan possède un accès à la mer par le port de Karachi, et n’a pas de frontière commune avec l’URSS). Les dirigeants afghans se tournent ainsi naturellement vers le voisin soviétique, capable de les aider économiquement et de leur fournir des armes.

En 1973, Mohammed Daoud accède à la présidence, avec le soutien du parti communiste afghan, le Parcham. Celui-ci, mené par Nur Mohammed Taraki et Hafizullah Amin, fomente un coup d’état le 27 avril 1978, supprime Daoud et proclame la République démocratique d’Afghanistan. Le Parti communiste est désormais officiellement au pouvoir, mais cette nouvelle donne n’entraîne pas de réaction immédiate de la part des États-Unis. En effet, cette affaire ne change pas fondamentalement le jeu des alliances traditionnelles dans la région, l’Afghanistan se trouvant dans la mouvance soviétique depuis longtemps. De plus, les Américains restent en position de force du fait de leurs unions, avec le Pakistan d’un côté et l’Iran de l’autre. Leurs intérêts dans le Golfe Persique ne peuvent être menacés à ce moment. Les événements vont cependant s’enchaîner rapidement par la suite.

En décembre 1978, Taraki signe un « Traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération entre l’URSS et la République démocratique d’Afghanistan », plaçant officiellement son pays dans la sphère d’influence de Moscou. Un refroidissement des relations américano-afghanes se fait dès lors sentir, en témoignent les propos de Taraki : « Après ma visite en Union Soviétique et la signature d’un traité très important entre nos pays, les impérialistes américains et autres réactionnaires devinrent fortement antagonistes à la République démocratique d’Afghanistan. Ils ont compris que l’Afghanistan avait finalement été perdu par l’Ouest ».9

De plus, le Shah d’Iran, Mohammad-Réza Palavi, est renversé en février 1979. Le pouvoir bascule entre les mains de l’ayatollah Khomeiny, qui instaure une République islamique. Les États-Unis perdent ainsi leur principal allié – avec Israël – dans la région, et s’inquiètent pour l’avenir. Dans le même temps, la révolte populaire gronde en Afghanistan, les méthodes des dirigeants qui visent à imposer un régime socialiste par la force étant de plus en plus contestées. La résistance islamiste s’organise à partir du Pakistan et Taraki perd peu à peu le contrôle du pays. Au départ réticents à une intervention militaire, malgré les appels à l’aide de Kaboul, les Soviétiques se voient contraints de revoir leurs plans lorsque Taraki est assassiné, le 16 septembre 1979, par Amin qui prend le pouvoir. Ce dernier est vu d’un mauvais œil par le Kremlin qui craint le basculement de l’Afghanistan à l’Ouest, comme le précise cette lettre d’Andropov (alors à la tête du KGB) à Brejnev : « Après le coup d’état et le meurtre de Taraki en septembre de cette année, la situation en Afghanistan a commencé à prendre une tournure indésirable pour nous [...] Au même moment, des informations alarmantes ont commencé à nous parvenir à propos des activités secrètes d’Amin, nous avertissant d’un possible revirement politique vers l’Ouest ».10

Redoutant, en outre, une intervention militaire indirecte des États-Unis via l’Iran où la tension est à son paroxysme, craignant de perdre un régime allié près de la frontière méridionale en plus de vouloir garder une certaine cohérence en matière de politique étrangère (en venant au secours d’un régime communiste en péril), les dirigeants du Politburo décident d’envahir l’Afghanistan le 6 décembre 1979. Ils mettent en place un nouveau gouvernement, dirigé par Babrak Karmal, un homme choisi par le Kremlin. Moins d’un mois plus tard, le 27 décembre, les blindés franchissent la frontière. Une grave crise s’ouvre alors.

Jimmy Carter, président des États-Unis depuis 1977, rompt peu à peu avec les idéaux de la détente, mettant en avant la défense des droits de l’homme, dans une lutte idéologique avec les communistes. Dans la logique de refroidissement des relations américano-soviétiques, qui prévaut à la veille des années 1980, l’invasion de l’Afghanistan est un événement majeur, lourd de conséquences. Empêtré dans l’affaire des otages de Téhéran et ayant en point de mire l’élection présidentielle de fin d’année, Carter ne veut pas laisser passer cette occasion de condamner l’Union Soviétique devant la communauté internationale. Présentée comme une opération offensive d’envergure qui permet une prise de position près du Golfe Persique, apparentée également à une violation du droit des peuples, l’invasion soviétique est immédiatement dénoncée par le président Carter. Dans son annonce du 4 janvier 1980, qui fait état de sanctions prises à l’égard de l’URSS (embargos sur le blé et les matières technologiques en particulier), apparaît pour la première fois la possibilité d’un boycottage des Jeux olympiques de Moscou : « Bien que les États-Unis préféreraient ne pas se retirer des Jeux olympiques prévus à Moscou cet été, l’Union Soviétique doit comprendre que la continuation des actions agressives va mettre en danger et la participation des athlètes et le voyage à Moscou des spectateurs qui, normalement, aimeraient assister aux Jeux olympiques ».11

La menace devient effective le 20 janvier 1980. A cette occasion, Carter pose, lors d’une allocution télévisée, un ultimatum à l’adresse de Moscou. Il fixe le délai du retrait des troupes soviétiques à un mois. Au cas contraire, les athlètes à la bannière étoilée ne se rendront pas aux Jeux : « Si dans un mois au plus tard, le 20 février, vos soldats n’ont pas évacué l’Afghanistan, l’équipe olympique américaine n’ira pas à Moscou et nous demanderons aux autres pays de s’abstenir aussi ».12

Il écrit ensuite à Robert Kane (président de l’USOC) : « Je vous demande solennellement d’aviser le Comité international olympique que si les troupes soviétiques ne quittent pas l’Afghanistan dans le prochain mois, Moscou ne peut être le cadre d’une organisation qui a pour but de promouvoir la paix et la bonne volonté »13. Dès lors s’engage une course contre-la-montre, dont le but avoué est la ruine de l’olympiade moscovite.

.Notes

1- Le Monde, 21 juillet 1988.

2- Alain Lunzenfichter, Athènes 1896 – Pékin 2008 : choix épiques des villes olympiques, Anglet, Atlantica, 2002, p. 144.

3- Lord Killanin, My Olympic years, Londres, Secker et Warburg, 1983, p. 168.

4- Jérôme Gygax, « Entre enjeux internationaux et nationaux – Le boycott américain des Jeux de Moscou (1980) » in Pierre Milza (dir,), Le pouvoir des anneaux : les Jeux olympiques à la lumière de la politique : 1896-2004, Paris, Vuibert, 2004, p. 263.

5- Alain Lunzenfichter, op. cit., p. 145.

6- Jérôme Gygax, op. cit., p. 266.

7- Alain Lunzenfichter, op. cit., p. 148.

8- Jérôme Gygax, op. cit., p. 267.

9- Jérôme Gygax, « Raisons et prétextes au boycott américain des Jeux olympiques de Moscou 1980 : covert operation ou engagement militaire en Afghanistan » in Relations Internationales, n° 112, Hiver 2002, p. 495.

10- Ibid., p. 501.

11- Jérôme Gygax, « Entre enjeux internationaux et nationaux – Le boycott américain des Jeux de Moscou (1980) » in Pierre Milza (dir,), Le pouvoir des anneaux : les Jeux olympiques à la lumière de la politique : 1896-2004, Paris, Vuibert, 2004, p. 265.

12- Ibid., p. 275.

13- Henri Charpentier et Alain Billouin, Périls sur les Jeux olympiques : trop vite, trop haut, trop fort ?, Chartres, Le cherche midi, 2004, p. 66.

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