La France face aux Jeux de Berlin – 1936 (Partie 3)

La polémique berlinoise dans le milieu sportif et l’opinion publique

La question olympique est également le centre de toutes les attentions au sein du milieu sportif français. La position de Léo Lagrange a déjà été évoquée, le sous-secrétaire d’État se trouvant contraint, malgré son aversion pour l’instrumentalisation nazie du sport, d’opter pour une ligne de conduite relativement neutre, même s’il favorise en coulisses l’envoi d’une délégation en Catalogne.

En ce qui concerne l’instance dirigeante du mouvement sportif hexagonal, à savoir le Comité olympique français (COF), on milite activement pour la participation tricolore à Berlin. Son président depuis 1933, Armand Massard, est l’un des plus ardents défenseurs de cette cause dans le débat qui a cours. L’argument qu’il réitère sans cesse, et qui devient au fil du temps son credo, est celui de l’apolitisme sportif. En effet, pour lui, le sport doit rester à l’écart de la sphère politique: dès lors, étant donné que ce ne sont ni les nations, ni les villes qui invitent aux Jeux olympiques (comme il est convenu dans la Charte olympique), mais le CIO, la décision de se rendre ou non à Berlin revient au COF, et les milieux politiques n’ont pas à intervenir dans cette affaire: « Ce n’est que le Comité International Olympique, aux destinées duquel préside le comte belge Baillet-Latour, qui pourrait devant un fait sans précédent, prendre une sanction d’annulation ou de remise – sans précédent »1, déclare-t-il en mars 1936. Cette thèse trouve un écho largement favorable dans le monde sportif. Lorsque la Chambre accepte de voter les crédits pour Barcelone, en retranchant une partie des fonds initialement alloués au déplacement outre-Rhin, Massard s’élève avec virulence contre cette résolution, n’hésitant pas à accuser le gouvernement de « mettre des bâtons dans les roues olympiques ». Derrière son apolitisme de façade, il s’engage dans cette bataille sur le terrain même de la politique (notons qu’il est membre de droite du Conseil de Paris), son attitude revêtant dès lors, une certaine ambiguïté…
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Guy Lapébie, médaillé d'argent sur 100 kms à Berlin
Guy Lapébie, médaillé d’argent sur 100 kms à Berlin

Les sportifs, de leur côté, restent complètement hors du débat. A l’image d’une France revigorée par le Front Populaire (qui suscite beaucoup d’espoir dans les milieux modestes), profondément attachée au pacifisme, quelque peu «naïve», ne voulant en tout cas pas se rendre compte de l’imminence d’un nouveau conflit, les athlètes ne se préoccupent pas réellement de ce qui se passe chez le voisin allemand. Ils se concentrent uniquement sur le sportif, et sont fiers de représenter leur nation aux Jeux. Les propos du double champion olympique de cyclisme, Guy Lapébie, extraits d’un entretien réalisé à Bordeaux en 2005, sont à ce titre, particulièrement éloquents. A la question: « l’idée de vous rendre à Berlin, dans l’Allemagne nazie, dans l’Allemagne de Hitler vous a t-elle dérangé ? », il répond: « Non. Comme les autres d‘ailleurs. D‘abord, parce que personne ne faisait de politique. On ne faisait que du sport et on ne pensait qu‘à ça. Nous n‘avions qu‘un seul but: être sélectionné pour aller aux Jeux de Berlin »2. Plus loin, il déclare même ne pas avoir entendu parler des campagnes de boycott, et précise bien qu’il « ne savait pas vraiment ce qui se passait en Allemagne et toutes les atrocités qui étaient commises »3. Ce discours, dont les fondements sont repris par nombre d’athlètes dans leurs témoignages post-olympiade, est un leitmotiv pour les sélectionnés français.
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Pierre de Coubertin
Pierre de Coubertin

Enfin, des figures françaises qui font exemple d’autorité morale dans le champ sportif, apportent elles aussi leur caution aux Jeux du Reich. Pierre de Coubertin semble se voiler la face, et faire même preuve d’un aveuglement admiratif des organisateurs germaniques, qui fournissent des efforts inouïs afin de donner aux Jeux un faste sans précédent. Pour lui, la fin, à savoir la réussite grandiose de l’olympiade berlinoise, justifie amplement les moyens mis en œuvre, et la ferveur nationaliste qui en découle. En août 1936, il parle ainsi de l’événement en ces termes: « Quoi ? Les Jeux défigurés ? L’idée olympique sacrifiée à la propagande ? C’est entièrement faux! La grandiose réussite des Jeux de Berlin a magnifiquement servi l’idéal olympique. [...] Il faut laisser s’épanouir librement l’idée olympique, et savoir ne craindre ni la passion, ni l’excès que créent la fièvre et l’enthousiasme nécessaires. [...] Il est bon que chaque nation, dans le monde, tienne à l’honneur d’accueillir les Jeux et de les célébrer à sa manière, selon son imagination et ses moyens. On s’inquiète en France de ce que les Jeux de 1936 ont été éclairés par la force de la discipline hitlérienne. Comment pouvait-il en être autrement? Il est éminemment souhaitable, au contraire, que les Jeux entrent ainsi, avec ce bonheur, dans le vêtement que chaque peuple tisse pendant quatre ans à leur intention »4.
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Dans le même ordre d’idée, le marquis Melchior de Polignac, membre français du CIO depuis 1911, fait preuve d’une auto-persuasion sans retenue. Il répond ainsi dans le quotidien L’Auto en 1935, aux appréhensions concernant l’antisémitisme des nazis, qui menace, de fait, les Jeux: « Le CIO possède dans ses archives une lettre signée par Hitler par laquelle le Führer allemand déclare que les non-aryens bénéficieront, lors des Jeux olympiques de 1936, des mêmes prérogatives que les purs aryens. Il s’agit là d’un engagement formel. Tellement formel qu’à nos yeux, il permet de considérer la question aryenne comme résolue »5.

Seule la FSGT (Fédération Sportive et Gymnique du Travail) d’Auguste Delaune, s’affiche en faveur du boycott. A l’image du parti communiste, en se rendant compte que la tâche devient de plus en plus compliquée, elle s’engage massivement derrière les olympiades populaires de Barcelone. Elle négocie alors avec Lagrange pour obtenir les crédits nécessaires au déplacement, tout en continuant de dénigrer, notamment au travers de la presse de gauche, les Jeux nazis.

En troisième lieu, le débat sur les Jeux est tumultueux au sein de l’opinion française: ceci est particulièrement observable au travers de la presse, où les clivages sont marqués. Une âpre polémique prend forme, dans un premier temps, à l’instigation de la presse sportive. Le quotidien de référence en la matière, L’Auto, est réputé pour son apolitisme. Pourtant, à l’approche des Jeux, et au milieu de la campagne de boycott qui alimente les discussions, il prend fait et cause pour Berlin. Après avoir encensé les Jeux d’hiver de Garmisch-Partenkirchen, le journal de Jacques Goddet s’inscrit dans la controverse en tant que défenseur de l’olympisme, et de la nécessaire neutralité du sport. Dans son sillage, il entraîne des organes comme Le Jour, Excelsior, L’Echo de Paris, Paris-Soir, Candide, et surtout Le Figaro. Pour leur faire face, le clan de l’opposition aux Jeux est emmené par Le Sport, hebdomadaire de la FSGT, proche des valeurs communistes, qui dénonce le détournement des valeurs olympiques. Le journal est le premier, le 14 août 1935, à évoquer le boycottage des Jeux nazis: « Pas un sou, pas un homme pour les Jeux olympiques de Berlin: tel est le mot d‘ordre autour duquel doivent se réunir tous les sportifs et tous ceux qui entendre rétablir les libertés violées et supprimées dans les pays fascistes »6. Après les Jeux de Garmisch, le quotidien reçoit l’appui d’une grande majorité de la presse de gauche, notamment celui des journaux Le Populaire, L’Oeuvre, Vendredi, Marianne, et bien entendu L’Humanité.

Dans cette polémique, il est intéressant de constater que l’affaire des Jeux dépassent le cadre purement sportif: les clivages qui s’opèrent sur une question dont les racines apolitiques sont bien souvent mises en avant, recoupent en effet les différences d’opinion, voire les tendances des quotidiens protagonistes. Quelle part d’opportunisme politique doit-on dès lors y déceler? Il semble que la presse de droite défend massivement la participation aux Jeux, alors que celle de gauche lutte farouchement contre ces derniers… Il devient dès lors difficile de croire à la neutralité affichée, qui résiste mal à l’analyse. C’est en particulier le cas de L’Auto, qui a toujours entretenu des liens très étroits avec la politique: un homme, Marcel Oger, est le trait d’union entre le journal et les politiciens; il est chargé officieusement de négocier avec les dirigeants du pays la ligne éditoriale du quotidien.

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Une fois les crédits votés, le débat ne prend pas fin, au contraire : L’Humanité accuse L’Auto de complaisance avec le régime nazi, alors que ce dernier devient la tribune des «pro-Jeux». Elle dure jusqu’à l’ouverture de la manifestation, le 31 juillet 1936.

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Notes

1- L’intransigeant, 13 mars 1936.

2- «Entretien avec Guy Lapébie», in Fabrice Abgrall et François Thomazeau, 1936 – La France à l’épreuve des Jeux Olympiques de Berlin, Paris, Alvik, 2006, p. 186.

3- Ibid.

4- Le Journal, 24 août 1936.

5- Fabrice Abgrall et François Thomazeau, op. cit., p. 162.

6- Le Sport, 14 août 1935

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